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Note « de la Bienveillance » – JL Carpentier

Le mot n’est pas la chose nommée
JL Carpentier – Note « de la Bienveillance » 13/02/2020

 

 

Le mot bienveillance est défini comme suit, selon différents dictionnaires :

  • Sentiment par lequel on veut du bien à quelqu’un
  • Capacité à se montrer indulgent, gentil et attentionné envers autrui d’une manière désintéressée et compréhensive
  • Disposition effective d’une volonté qui vise le bien et le bonheur d’autrui

Mais le mot n’est pas la chose nommée.

Chacun met dans un mot une signification, qui d’un individu à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une langue à une autre, d’une époque à une autre. La réalité que l’on cherche à exprimer c’est le signifié, le concept.

Et c’est cela qui nous intéresse au premier chef : que mettons nous comme pensées, émotions et actions derrière le mot bienveillance ?

Pour avoir plus de chances de couvrir l’entièreté du concept gardons en mémoire que d’autres mots
sont utilisés pour signifier des notions identiques, comme par exemple altruisme ou générosité, ou
des notions voisines, comme confiance, coopération, solidarité, empathie, humanité,
compréhension

Donc dépassons le mot et les définitions qui en sont données, pour rechercher ce que nous voulons intégrer dans ce concept, non seulement au niveau des idées mais surtout au niveau des actes.

Pour avoir une large perspective, je propose d’aborder le sujet en analysant la question sous l’angle
général de la « relation à autrui ».

Pour ce faire, je vais explorer le point de vue d’un certain nombre de penseurs qui ont étudié et
développé ces questions. Je ne prétends évidemment pas à l’exhaustivité et j’ai fait des choix qui me
paraissent être parmi les plus pertinents.

Nous commencerons par le point de vue du philosophe.

NB : pour faciliter la lecture je n’ai pas systématiquement mis des guillemets, mais toujours précisé le
nom des auteurs/penseurs.

 

Le point de vue du philosophe

Depuis l’antiquité, les philosophes se penchent sur ce qui peut faire le bonheur de l’homme, comment il peut tendre vers la sagesse, ce qu’il peut connaître, comment il doit agir

Au sein de cette réflexion, la relation à autrui constitue un sujet premier. Quelle est la meilleure façon, d’un point de vue individuel et du point de vue collectif de notre espèce, de nous comporter et d’agir vis-à-vis d’autrui ?

Citons Aristote pour ouvrir le sujet : « Il s’agit de devenir véritablement un être humain grâce à un art spécifique, c’est-à-dire de développer ce qui en moi fait qu’on peut me reconnaître comme faisant partie de la communauté des êtres humains. ».

Pour les plus anciens, le thème est récurrent. Ainsi par exemple Socrate qui, condamné par la cité d’Athènes refuse de fuir sa prison alors qu’il en a la possibilité, car il accorde plus d’importance au respect des lois que la collectivité s’est donnée et à l’exemple qu’il doit délivrer. Il pense et agit pour ce qu’il estime être le bien d’autrui, avant celui de sa propre personne.

Pour Aristote, la justice est la vertu souveraine, celle par laquelle l’homme accomplit sa finalité éthique. La justice, universelle ou particulière, ne se comprend que dans le rapport à autrui.
A cette époque la philosophie était avant tout une école de la vie, de la vie de tous les jours. La question était Comment la vivre de la meilleure manière, individuellement et collectivement, avec une priorité : réaliser le bien commun. Certes, chaque école (platoniciens, péripatéticiens, épicuriens et stoïciens notamment) développait son système, sa métaphysique, mais le plus important c’était comment se comporter et agir pour se gouverner soi-même et encore plus pour gouverner sa
relation à autrui.

Les philosophes romains ont poursuivi sur le même chemin, notamment les stoïciens comme Sénèque, Epictète et Marc-Aurèle, qui ont particulièrement cultivé un fondement de notre civilisation : je veux mettre en avant ici notre capacité à éduquer, former, dans un but altruiste, bienveillant, c’est-à-dire pour le bien de la personne, avec pour objectif ultime de la rendre autonome, i.e. capable de tendre vers le bonheur, en harmonie avec les autres et pour le bien de la cité. Cela rejoint la sagesse chinoise exprimée par la célèbre formule de Confucius : « Si un homme a faim, donne lui un poisson, apprends-lui à pêcher et il n’aura plus jamais faim. »

Nous pouvons retenir ici, en particulier, que le concept de bienveillance comprend un aspect crucial qui est l’éducation, au sens d’éducation non pas seulement à des questions de savoir technique, mais aussi et surtout aux bonnes/meilleures façons de vivre sa vie, notamment dans sa relation à autrui.

 

Après les anciens nombre de penseurs, philosophes, ont repris et développé ces questions. Je vais rapidement passer en revue ceux qui me semblent les plus marquants.

 

Montaigne :

Il nous dit que « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » et encore « La philosophie est la science qui nous apprend à vivre. ».

Et que « Je ne partage point cette erreur comme de juger d’un autre d’après ce que je suis. Je crois aisément qu’il y a des qualités différentes des miennes… Je conçois et crois bonnes milles manières de vivre opposées ; au contraire du commun des hommes j’admets en nous plus facilement la différence que la ressemblance. »

Voilà une belle leçon de tolérance et de compréhension. Je crois que nous pouvons retenir que ces deux notions (tolérance et compréhension) doivent faire partie de notre conception de la bienveillance.

 

Descartes :

Pour lui la bienfaisance est à la fois conscience de sa propre liberté (ou de soi-même comme libre et responsable), et la ferme résolution d’en bien user. Conscience et confiance donc : conscience d’être libre, confiance en l’usage que l’on en fera.

Le principe, c’est la volonté et elle seule ; être généreux (bienveillant), c’est se savoir libre de bien agir, et se vouloir tel. Volonté, toujours nécessaire pour Descartes, et toujours suffisante si elle est effective.

Descartes voyait là le souverain bien, qui consiste disait-il, pour chacun « Qu’en une ferme volonté de bien faire, et au contentement qu’elle produit. »
Notons d’intégrer dans la bienveillance : sa propre liberté, la conscience de l’être et la confiance d’en user.

C’est le cogito ergo sum dirigé vers la conscience, non seulement de sa propre existence, mais aussi de celle d’autrui et de la volonté de bien agir.

 

Spinoza :

Spinoza est souvent défini comme le philosophe de la joie. Qu’est-ce que cela signifie ?

Pour mieux l’expliquer et mettre en évidence le rapport que cela a avec notre sujet, je m’inspire ici
largement d’un livre de Gilles Deleuze.

Jamais un être n’est séparable de ses rapports avec le monde, avec les autres. Pour Spinoza un être vivant n’est pas défini par sa forme, ses organes ou fonctions, ou un sujet, mais par son pouvoir d’affecter ou d’être affecté. Il est défini par les affects dont il est capable.

Prenons un exemple : un cheval de trait, il est fier, il a des œillères, il va vite, il tire une charge lourde, il s’écroule, il est fouetté, il fait du charivari avec ses jambes…
Il y a plus de différences entre un cheval de labour ou de trait et un cheval de course, qu’entre un bœuf et un cheval de labour. C’est parce que le cheval de labour et le cheval de course n’ont pas les mêmes affects ni le même pouvoir d’être affecté, alors que le cheval de labour a plutôt des affects communs avec le bœuf.

Tout ce qui affecte positivement un être accroît sa puissance d’agir, tout ce qui l’affecte négativement réduit sa puissance d’agir. Les rapports qu’un être entretient avec les autres génèrent des effets qui accroissent (la joie) ou réduisent (la tristesse) sa puissance d’agir et accroissent ou
réduisent la puissance d’agir des autres.

Comment un être peut-il en prendre un autre dans son monde, mais en en conservant ou respectant les rapports et le monde propres ?

Pour Spinoza tout être fait l’effort de persévérer dans son être (c’est ce qu’il appelle le Conatus). Cela est lié aux deux affects de joie et de tristesse. Tout facteur qui vient augmenter notre puissance d’exister, notre conatus, provoque inévitablement en nous un affect de joie. Inversement, tout facteur réduisant notre conatus provoque immanquablement de la tristesse.

Retenons que la bienveillance est certainement un moyen privilégié d’affecter positivement autrui et donc d’accroître sa puissance d’agir, son conatus. Alors que la malveillance produit l’inverse par la réduction de sa puissance d’agir.

 

Kant :

A travers ses trois critiques (de la raison pure, de la raison pratique, et de la faculté de juger), Kant pose et cherche à répondre à trois questions : Que peut-on connaître (théorie de la connaissance) ? Que doit-on faire (la morale) ? Que puis-je-espérer ?

Il définit ce qu’il appelle un « impératif catégorique », qui s’exprime ainsi :

✅​ Agis de façon que tu puisses vouloir que la maxime de ton action puisse devenir une loi universelle

✅​ Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours comme une fin, jamais simplement comme un moyen

✅ Agis de telle sorte que tu puisses toujours te considérer en même temps comme législateur et comme sujet dans le règne des fins

✅ L’action moralement bonne demande la capacité à agir en prenant sur son action le point de vue des autres, le point de vue universel

Il écrit aussi : « Les personnes ne sont pas des choses dont on use comme de simples outils ou instruments. Elles possèdent le caractère de la dignité, qui est le caractère de ce qui n’a pas de prix, et qui donne tout son sens à l’idée de respect, entendu comme reconnaissance de l’infinie valeur de la personne qu’on bafoue précisément lorsqu’on l’aliène en ne lui accordant qu’une valeur instrumentale. »

Pour Kant, l’action morale est une action complètement désintéressée. C’est un devoir. C’est en ce sens que cela constitue un impératif catégorique.

Mais est-ce possible pour l’homme d’agir de manière totalement désintéressée ? N’est-ce pas utopique ?

Même si l’on pense que l’on n’est pas capable d’atteindre cette sorte de perfection, retenons pour notre définition de la bienveillance les éléments que Kant nous propose tels que l’universel, le respect, la valeur de la personne.

 

Nietzsche

Comme Nietzsche le dit lui-même, il philosophe à coups de marteaux.

Citons-le pour avoir un point de vue différent :
« Un seul désir de l’individu, celui de la jouissance de soi-même (uni à la crainte d’en être frustré) se satisfait dans toutes les circonstances, de quelque façon que l’homme puisse agir… Un être qui serait capable exclusivement d’actions pures de tout égoïsme est plus fabuleux encore que l’oiseau phénix… Jamais un homme n’a fait quoi que ce soit qui fût fait exclusivement pour d’autres et sans aucun mobile personnel ; bien mieux, comment pourrait-il faire quoi que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans une nécessité intérieure ? ».

Prenons cette idée, qui paraîtra évidente à beaucoup, qu’un homme n’agira jamais sans aucun mobile personnel.

On l’a compris, Kant et Nietzsche ne partiront pas en vacances ensemble !

Gardons les réflexions de Nietzsche pour les confronter aux opinions contraires et, si possible, en faire la synthèse pour définir ce que nous entendons par bienveillance, i.e. Comment concilier l’intérêt individuel avec l’intérêt collectif et le bien commun ? Comment l’intérêt individuel peut rejoindre voire transcender l’intérêt collectif ?

 

Sartre

Pour Sartre la possibilité de l’acte gratuit (désintéressé) ne laisse qu’une porte de sortie : l’engagement. Il faut en faire un projet, il faut lui donner un sens. Il faut donc que ce que nous appelons la bienveillance, ait une raison d’être.

Retenons cette idée de raison d’être de la bienveillance.

 

Comte Sponville

Dans son Petit traité des grandes vertus, Comte Sponville identifie comme vertu, entre autres, la générosité. Elle recoupe de nombreux aspects de notre concept de bienveillance.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’une vertu ? Depuis Aristote l’on dit que c’est une disposition à faire le bien (bien — bien-veillance). Notons qu’il s’agit de faire, donc d’agir, pas juste de penser, de « veiller ». Peut-être que la bienfaisance serait un mot plus adapté ?

La vertu c’est une force qui agit, ou qui peut agir. Ainsi la vertu d’une plante ou d’un médicament, qui est de soigner, ou d’un homme qui est de vouloir agir humainement. La vertu d’un homme c’est ce qui fait sa valeur, autrement dit son excellence propre.

Mais la vertu est une ligne de crête, elle est difficile à suivre, sans tomber ni à droite, ni à gauche.

Prenons le courage : trop à droite c’est l’intrépidité, trop à gauche c’est la pusillanimité voire la lâcheté.

Comte Sponville considère que la reine des vertus est le courage (le courage de surmonter ses peurs notamment). Sans doute faut-il être courageux pour être bienveillant. Avoir le courage de dépasser son strict intérêt individuel.
On n’échappe pas à l’égo, mais trouver son plaisir dans le service d’autrui, trouver son bien-être dans le service d’autrui. Finalement comprendre, que faire le bien d’autrui, c’est faire son propre bien.

Comme vertu, le courage suppose toujours une forme de désintéressement, d’altruisme ou de générosité (tous ces mots alimentent notre concept de bienveillance), c’est force d’âme. On peut aussi challenger ou rejoindre Nietzsche avec la vertu du courage, lui qui veut que l’homme devienne un surhumain, qu’il devienne ce qu’il est.

Comte Sponville nous éclaire sur un thème souvent abordé en relation avec la bienveillance, je veux parler de l’amour du prochain. C’est un thème porté par la religion, notamment chrétienne. L’amour nous dit-il n’est pas en notre pouvoir, il ne se commande pas, la générosité, la bienveillance si, il
suffit de vouloir. L’amour donne sans avoir besoin d’être généreux. Quelle mère se sent généreuse de nourrir ses enfants ?

L’amour ne se commande pas, ce n’est pas un commandement de la raison, c’est un sentiment et on ne peut ordonner qu’une action, pas un sentiment. Il s’agit donc non d’aimer, mais d’agir comme si nous aimions : avec l’autre comme avec nos proches, avec un inconnu comme avec nous-mêmes.

Retenons que la bienfaisance ne nécessite pas d’aimer, stricto sensu, pour les raisons développées ci-dessus. Donc pas de rapport nécessaire non plus avec des conceptions religieuses.

 

 

Le point de vue du sociologue

L’objet de la sociologie est de rechercher des explications et des compréhensions sociales, et non pas mentales ou biophysiques, à des phénomènes observables, afin d’en montrer la nature sociologique, c’est-à-dire qui sont produites par l’interaction sociale, i.e. par la relation entre les personnes, les groupes de personnes, les institutions, les organisations, les réseaux, les cultures, les normes sociales…

Pour Emile Durkheim, le « fait social » est une entité sui generis, dont l’appréhension est impossible par la simple prise en compte de ses manifestations individuelles (la totalité des faits n’est pas réductible à la somme de ses parties).
Pour faire le lien avec la bienveillance, j’utilise largement les développements d’Edgard Morin, dans ses ouvrages Enseigner à vivre et Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (que je recommande à tout apprenti bienveillant).

Eduquer pour comprendre les mathématiques ou telle ou telle discipline est une chose ; éduquer pour la compréhension humaine en est une autre. Enseigner la compréhension entre les humains est la condition et le garant de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

Retenons d’ores et déjà cela : enseigner la compréhension et la solidarité. La sociologie et la philosophie se rejoignent sur la nécessité d’enseigner à vivre, enseigner le gouvernement de soi même et le gouvernement de sa relation à autrui et au reste du monde.

La compréhension humaine dépasse la communication, l’information ou même l’explication. Elle nécessite une connaissance de sujet à sujet. Ainsi, si je vois un enfant en pleurs, je vais le comprendre, non en mesurant le degré de salinité de ses larmes, mais en retrouvant en moi mes détresses enfantines, en l’identifiant à moi et en m’identifiant à lui.

Autrui n’est pas seulement perçu objectivement, il est perçu comme un autre sujet auquel on s’identifie et qu’on identifie à soi, un ego alter devenant alter ego. Comprendre inclut nécessairement un processus d’empathie, d’identification et de projection. Toujours intersubjective, la compréhension nécessite ouverture, sympathie et générosité. Un des besoins individuels les plus profonds est d’être reconnu par autrui, l’autre étant la réalisation de ses aspirations.

Quels sont les obstacles à la compréhension :

❌ L’égocentrisme : l’égocentrisme entretien la « self-deception », tromperie à l’égard de soi-même qui nous conduit à percevoir de façon péjorative les paroles ou actes d’autrui… En fait, l’incompréhension de soi est une source très importante de l’incompréhension d’autrui.

❌ L’éthnocentrisme et sociocentrisme. Ils nourrissent des xénophobies et racismes.

❌ L’esprit réducteur. Réducteur et simplificateur qui détermine la réduction d’une personnalité, multiple par nature, à l’un seul de ses traits. Rappelons que la possession par une idée, une fois, qui donne la conviction absolue de la vérité, annihile toute possibilité de compréhension de l’autre idée, de l’autre fois, de l’autre personne.

L’éthique de la compréhension est un art de vivre qui nous demande d’abord de comprendre de façon désintéressée (retour à Kant !). Elle demande un grand effort, car elle ne peut attendre aucune réciprocité. L’éthique de la compréhension peut nous demander de comprendre l’incompréhension (méta compréhension).

Prenons ce dernier point, important, car il nous conduit vers ce que j’appellerai la « méta bienveillance », i.e. Comment être bienveillant avec quelqu’un qui ne l’est pas ? Comment par ce comportement l’aider à devenir bienveillant ?

L’éthique de la compréhension demande d’argumenter, de réfuter au lieu d’excommunier et d’anathématiser. La compréhension n’excuse ni n’accuse, elle nous demande d’éviter la condamnation péremptoire, irrémédiable, comme si l’on n’avait jamais soi-même connu la défaillance ni commis d’erreur.

Ce qui favorise la compréhension c’est :

🟡 Le bien penser. C’est le mode de penser qui permet d’appréhender ensemble le texte et le contexte, l’être et son environnement, le local et le global, le multidimensionnel, bref le complexe. Il nous permet de comprendre les conditions objectives et subjectives du comportement humain.

🟡 L’introspection (méta pensée). La pratique mentale de l’auto-examen permanent de soi est nécessaire, car la compréhension de nos propres faiblesses ou manques est la voie pour ceux de la compréhension d’autrui. Cela nous permet de reconnaître et juger notre égocentrisme et de ne pas nous poser en juge de toutes choses.

🟡 L’intériorisation de la tolérance. Elle suppose une conviction, une fois, un choix éthique et en même temps, l’acceptation que soient exprimées les idées, convictions, choix contraires aux nôtres. La tolérance comporte une souffrance à supporter l’expression des idées, selon nous néfastes, et une volonté d’assumer cette souffrance. La tolérance vaut bien sûr pour les idées, non pour les insultes et agressions.

Edgard Morin développe ce qu’il nomme « l’éthique du genre humain » ou « anthropologie éthique », composée d’une boucle à trois termes : Individu/Espèce/Société. Cette anthropo-éthique nous demande d’assumer la mission anthropologique du millénaire, à savoir :

🟡 Œuvrer pour l’humanisation de l’humanité

🟡 Effectuer le double pilotage de la planète : obéir à la vie, guider la vie

🟡 Accomplir l’unité planétaire dans la diversité

🟡 Respecter en autrui à la fois la différence d’avec soi et l’identité d’avec soi

🟡 Développer l’éthique de la solidarité

🟡 Développer l’éthique de la compréhension

Or, Edgard Morin nous alerte en nous disant que l’éducation à la compréhension, œuvre éducative majeure, est absente de nos enseignements. La compréhension anthropologique porte en elle la connaissance de la complexité humaine. Elle consiste à comprendre que les êtres humains sont des êtres instables chez lesquels il y a la possibilité du meilleur et du pire, qu’ils ont de multiples personnalités potentielles et que tout dépend des évènements, des accidents qui les affectent.

Hegel dit à peu près ceci qui est fondamental pour la compréhension d’autrui : « Si vous appelez criminel quelqu’un qui a commis un crime, par-là vous effacez tous les autres aspects de sa personnalité ou de sa vie qui ne sont pas criminels. Or le principe de réduction est inhumain quand il s’applique à l’humain. »

La compréhension nous demande de nous comprendre nousmêmes, de reconnaître nos insuffisances… Elle nous demande de surmonter haine et mépris. Elle nous demande de résister au talion, à la punition, qui sont inscrits profondément dans nos esprits.

Ici est requise une vertu spécifique à l’enseignement : la bienveillance. La bienveillance est cette vertu que Confucius demandait à tous ceux qui disposent d’autorité. La véritable autorité est morale, elle s’impose sans rien imposer quand ses propos suscitent l’attention et l’intérêt. Elle nous invite à ne pas nous fixer sur les traits négatifs d’un individu, mais à voir tous les aspects, ce qui tend à éliminer la malveillance.

 

 

Le point de vue du psychologue

J’ai retenu les développements de Carl Rogers, un des pères de la psychologie humaniste. En tant que psychologue, Carl Rogers est un thérapeute dont le rôle est d’aider ses patients à soigner leur pathologie. Son travail s’est étendu à la pédagogie et à la résolution des conflits internationaux. Je vous recommande son livre « On becoming a Person », dont je tire ici les principaux aspects qui concernent notre sujet. Je complèterai avec quelques réflexions qui émanent de l’école de psychologie de Palo Alto.

Carl Rogers nous dit qu’il attache une valeur énorme au fait de pouvoir se permettre de comprendre une autre personne. Notre première réaction lorsque nous entendons parler quelqu’un est une évaluation immédiate, un jugement plutôt qu’un effort de compréhension. Nous avons tendance à penser aussitôt : c’est juste, ou c’est stupide, ce n’est pas raisonnable, c’est faux, ce n’est pas bien…
Il est rare que nous nous permettions (Carl Rogers insiste sur la notion de « se permettre ») de comprendre… Il me semble que cela provient de ce que la compréhension comporte un risque. Si je me permets de comprendre vraiment une autre personne il se pourrait que cette compréhension me fasse changer.

Or, nous avons peur du changement.
La compréhension d’autrui est doublement enrichissante :

🟡 Cela m’enrichit d’une façon ou d’une autre, me change

🟡 Ma compréhension change aussi l’autre, car le fait d’être compris a pour les individus une grande valeur

C’est pour moi un enrichissement que d’ouvrir des voies de communication qui permettent aux autres de me faire part de leurs sentiments et de leurs univers tels qu’ils les perçoivent.
C’est pour moi extrêmement enrichissant de pouvoir accepter une autre personne. J’ai constaté qu’il n’est en aucune manière plus facile d’accepter vraiment une autre personne que de la comprendre.
Suis-je réellement capable de permettre à un autre d’éprouver des sentiments hostiles envers moi ? Puis-je accepter sa colère comme partie intégrante et légitime de sa personnalité ?

Carl Rogers est un humaniste positif. Il écrit : « Dans mes rapports les plus profonds en psychothérapie avec des individus, même chez les plus perturbés, chez ceux dont le comportement est le plus anti-social, dont les émotions sont les plus anormales, mon expérience m’a montré que, fondamentalement, tous les hommes ont une orientation positive. Lorsque je parviens à comprendre affectivement les sentiments qu’ils expriment, lorsque je puis accepter ces clients (Carl Rogers appelle ses patients ses clients) comme ayant une personnalité individuelle qui leur appartient en propre, c’est alors que je m’aperçois qu’ils ont tendance à s’orienter dans certaines directions. Pour les décrire le plus exactement possible, je dirai qu’elles sont positives, constructives, qu’elles tendent vers l’actualisation de la personne, qu’elles progressent vers la maturité et vers la socialisation. J’ai acquis la conviction que mieux un individu est compris et accepté, plus il a tendance à abandonner les fausses défenses dont il a usé pour affronter la vie, et à s’engager dans une voie progressive. »

Sur la base de cette approche, Carl Rogers a développé ce qu’il nomme la relation d’aide. Il la définit comme des relations dans lesquelles l’un au moins des deux protagonistes cherche à favoriser chez l’autre la croissance, le développement, la maturité, un meilleur fonctionnement et une plus grande capacité d’affronter la vie.
L’on peut aisément rapprocher cela des développements de Spinoza présentés supra (accroître sa puissance d’agir…).

 

L’école de Palo Alto développe des approches complémentaires. J’en mentionnerai deux qui me
semblent d’intérêt pour notre sujet :

Tout d’abord ce besoin impérieux de comprendre quelle est la « vision du monde » de notre interlocuteur, sa « carte », qui est différente de la nôtre. Cet effort nécessite de faire un petit détour par la notion de constructivisme. Si nous sommes tous rapidement d’accord sur les réalités de premier ordre comme « la terre tourne autour du soleil », cela devient plus compliqué pour les réalités de second ordre, que chaque individu se construit en fonction de sa personnalité, sa vision du monde, et qui s’expriment par des opinions comme j’ai confiance en lui, il n’est pas fiable, je suis rigoureux, il est compétent, il est de mauvaise foi, j’ai peur de faire valoir mes opinions, la bouteille est à moitié vide… Chacun d’entre nous se construit sa vision de sa propre personne et sa vision des personnes qu’il côtoie. Le premier pas est de le savoir et le comprendre, le second est de l’intégrer dans sa relation à
autrui.

La deuxième approche est relative au fait que toute communication entre individus comprend deux dimensions, à savoir un contenu et une relation. La relation est un sujet qui peut s’avérer complexe, perturbant. Si une relation est difficile, mauvaise entre deux personnes, il y a peu de chances que cela s’arrange sans y appliquer un travail particulier. Pour y parvenir il faut pratiquer ce que les psychologues de Palo Alto appellent la méta communication. Elle consiste à communiquer sur la manière dont on communique, en quelque sorte de se parler des « règles du jeu » que l’on applique à notre relation. Cela suppose un effort d’écoute, d’empathie, de dépassement de ce qui peut générer de l’incompréhension, une opposition, un désaccord. Le but est de redéfinir d’un commun accord les « règles du jeu » qui construisent notre relation. Nous reviendrons sur cette notion de « règle du jeu » lors du point de vue de l’anthropologue.

 

 

Le point de vue de la voie bouddhiste

Je m’inspire ici largement du livre de Mathieu Ricard « Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance ».

Selon la voie bouddhiste, comme dans bien d’autres traditions spirituelles, contribuer à la réalisation du bien d’autrui est non seulement la plus souhaitable des activités, mais aussi la meilleure façon d’accomplir indirectement notre propre bien. La poursuite d’un bonheur égoïste est vouée à l’échec, tandis que l’accomplissement du bien d’autrui constitue l’un des principaux facteurs d’épanouissement et, ultimement de progrès ver l’Eveil.

Mathieu Ricard cite le Dalaï-Lama qui déclare souvent « Ma religion c’est la bonté » et dont la quintessence de l’enseignement est : « Tout être, même hostile, redoute comme moi la souffrance et cherche le bonheur », cette réflexion nous amène à nous sentir profondément concernés par le bonheur
d’autrui, ami ou ennemi.

L’altruisme est un facteur déterminant de la qualité de notre existence, présente et à venir, et ne doit pas être relégué au rang de noble pensée utopiste, entretenue par quelques naïfs au grand cœur.

L’altruisme implique :

🟡 De donner toute son importance à la valeur de l’autre

🟡 L’altruisme n’exige pas de sacrifice

🟡 D’être attentif aux besoin de l’autre (compréhension)

 

 

L’apport des neurosciences

J’introduis cette approche car, à défaut d’avoir découvert une « case bienveillance » dans notre cerveau, les neurosciences expliquent et démontrent une caractéristique fondamentale de notre cerveau, qui sera cruciale dans le déploiement de la bienveillance tel que nous le souhaitons.

Je veux parler de la neuroplasticité. Notre cerveau est plastique, i.e. il est modifié par les expériences que nous vivons. Nous en avions certes l’intuition depuis longtemps, mais désormais les neuroscientifiques nous en ont apporté la preuve par l’étude du fonctionnement de notre cerveau.

Chaque fois que nous vivons une expérience nouvelle, fortuite ou provoquée, cela modifie notamment nos connexions synaptiques. Ainsi par exemple, quelqu’un qui peine à faire valoir ses idées, ses opinions (qui souffre d’un manque d’affirmation de soi) ; s’il commence à dépasser sa peur
en commençant, d’abord petitement, à exprimer ses opinions dans un groupe, verra progressivement son assertivité progresser, car en vivant ces expériences il change son cerveau via le phénomène de neuroplasticité. Evidemment cela nécessite du temps et un continuum d’expérience pour que le changement soit suffisamment important et consolidé.

Ce phénomène peut aussi être exprimé par la formule de John Dewey (philosophe et pédagogue américain) : learning by doing. Nous apprenons en faisant. La connaissance ne suffit pas. Connaître en étudiant un livre et/ou en écoutant un professeur est nécessaire mais pas suffisant, il faut en outre faire/vivre l’expérience ; la somme connaissance + expérience = compétence.

Les neurosciences nous expliquent également (cf. en particulier l’ouvrage de Joseph Ledoux « Les neurosciences de la personnalité ») que nos traits de personnalité à un instant T, sont le produit pour moins de 50 % (probablement 30 à 40) de notre inné (les gènes de nos parents), et pour le reste de notre acquis qui est le fruit des expériences que nous avons vécues, et donc de l’apprentissage qui en a résulté. Il s’ensuit que si nous ne sommes pas nés bienveillant nous pouvons le devenir (ou au moins progresser et tendre vers) grâce à la neuroplasticité.
Nous pouvons le devenir en vivant des expériences, fortuites ou provoquées, qui sont caractéristiques de la bienveillance. Les expériences vécues peuvent être enrichies par la méditation, technique chère aux bouddhistes (nous savons aujourd’hui que le cerveau est structurellement modifié par la méditation, car le fait de penser à un comportement, une action, déclenche également le phénomène de neuroplasticité).

Nous voyons ici apparaître le thème de la transformation personnelle. Notre esprit, grâce à la neuroplasticité a une énorme capacité de transformation, à la condition de travailler sur soi pour enclencher le changement (à la réserve près que, malheureusement, la neuroplasticité diminue avec
l’âge…).

Si de surcroît l’environnement (quel qu’il soit : pays, région, école, famille, cercle d’amis, entreprise…) dans lequel nous évoluons, déploie une culture de bienveillance, ces expériences seront de plus en plus encouragées, favorisées et un processus dynamique d’influences mutuelles se développera (nous développerons ce thème dans la section suivante relative au point de vue de l’anthropologue).

 

 

Le point de vue de l’anthropologue

Je me suis ici largement appuyé sur les écrits de Michael Tomasello (co-directeur de l’institut Max Planck pour l’anthropologie évolutionnaire de Leipzig) et notamment son livre « Pourquoi nous coopérons ? »

L’espèce humaine est la seule à coopérer à un haut niveau d’intensité. Aucune autre espèce animale n’a développé à ce point les activités coopératives : aider les autres et partager avec eux. Cela a plusieurs traductions :

🟡 Les êtres humains s’enseignent activement des choses les uns aux autres

🟡 Les êtres humains ont également tendance à imiter leurs congénères dans le simple but d’être comme eux

🟡 Il n’existe pas d’autres primates qui, collectivement, créent et font appliquer des normes collectives de conformité

Tandis que les « cultures » des autres espèces animales sont fondées presque exclusivement sur l’imitation et autres processus d’exploitation, les cultures humaines, de leur côté, ne reposent pas seulement sur l’exploitation. Elles sont également fondées sur des processus fondamentaux coopératifs.
A un degré sans précédent les Homo Sapiens sont adaptés pour agir et penser coopérativement au sein de groupes culturels.

Un des grands débats dans la civilisation occidentale est de savoir si les humains sont nés coopératifs et serviables et si la société les a ensuite corrompus (comme chez Rousseau) ou s’ils sont nés égoïstes et peu serviables et qu’ils sont devenus meilleurs grâce à la vie en société (comme chez Hobbes). Comme dans tous les grands débats, il y a indubitablement des arguments vrais dans les deux camps.

Tomasello défend la thèse qui rejoint la perspective rousseauiste, mais à laquelle il ajoute certaines complexités.
Autour de leurs premiers anniversaires (quand ils commencent à marcher, parler et à devenir des êtres de culture), les enfants humains sont déjà coopératifs et serviables dans de nombreuses situations (mais pas dans toutes bien entendu). Et cela ils ne l’ont pas appris des adultes… cela vient naturellement. Par exemple ils ramassent votre portable si vous l’avez laissé tomber, ils pointent du doigt votre stylo que vous cherchez, ils donnent la moitié de leur biscuit au fils de votre nourrice, etc.
Plus tard, dans l’ontogenèse (développement de l’individu, depuis la fécondation de l’œuf jusqu’à l’état adulte), la coopérativité initialement aveugle de l’enfant est petit à petit médiée par diverses influences (telles que leurs jugements de réciprocité potentielle ou encore leur préoccupation de la manière dont ils sont jugés par les autres personnes de leur groupe) qui se sont montrées essentielles pour l’évolution de la coopérativité naturelle de l’humain. Et c’est alors que les enfants commencent à internaliser plusieurs normes sociales spécifiques de leur culture telles que la manière dont on fait les choses, dont on doit faire les choses pour devenir un membre du groupe.

Pour participer à cette pensée de groupe coopératif, les enfants humains s’équipent, en grandissant, d’une forme particulière d’intelligence culturelle qui comprend des capacités sociocognitives propres à l’espèce ainsi que des motivations pour collaborer, communiquer, apprendre socialement … et toutes les autres activités dans lesquelles intervient l’intentionnalité partagée.

Evidemment, gardons à l’esprit que tous les organismes viables doivent avoir en eux une part d’égoïsme ; ils doivent se soucier de leur propre survie et de leur bienêtre sous peine de ne pas laisser derrière eux beaucoup de descendants (n’oublions pas que les deux caractéristiques principales de vie sont 1-Assurer sa survie et 2-Se reproduire).

La coopérativité et serviabilité humaines se situent au sommet de cette fondation faite d’intérêt personnel.

Michael Tomasello distingue trois formes de l’altruisme humain :

🟡 Aider

🟡 Informer

🟡 Partager

Partager est bien plus difficile qu’aider ou informer. C’est sans doute un des principaux résultats de la bienveillance (retenons le point).

La socialisation joue un rôle critique dans le développement de l’enfant. Les différents individus vivent des expériences différentes, et les différences culturelles véhiculent des valeurs et des normes sociales différentes, et cela a un impact sur l’enfant.

Aspect positif : les enfants apprennent que dans la plupart des situations, se montrer coopératif et serviable engendre en retour la coopération et la serviabilité de l’autre. Retenons ce point important : la réciprocité.

Aspect plus réservé : les enfants apprennent également qu’être systématiquement coopératif et serviable peut amener les autres à profiter d’eux.

L’autre catégorie d’influences sociales qui s’exercent sur l’enfant concerne les valeurs et les normes du groupe culturel que celui-ci va éprouver par modelage (imitation), par la communication.

 

Pourquoi les enfants respectent les normes sociales ?

Les normes sociales ne sont pas juste des règles régulatrices qui agissent sur les interactions sociales comme un agent de police régulerait la circulation. Elles sont en fait les règles constitutives qui créent le jeu. Elles sont des conventions qui transcendent l’individu, qui portent en elles la force sociale indépendamment de telles considérations instrumentales (cela dépasse la crainte de l’autorité ou la simple promesse de la réciprocité).
C’est cette dernière dimension qui explique que l’enfant fasse appliquer à autrui les normes sociales de manière active.

Donc nous avons trois dimensions des normes sociales : l’autorité, la réciprocité et la règle du jeu transcendante. On peut dire « il est moi », « je suis lui », « nous sommes nous ».

L’universalité des normes sociales et leur rôle crucial dans l’évolution humaine sont évidents. Toutes les sociétés traditionnelles qui ont été bien étudiées incorporent des normes sociales puissantes sur ce qu’on peut faire ou ne pas faire. Les hommes ont développé des émotions spéciales adaptées à la puissance des normes : la culpabilité et la honte que les individus intériorisent et utilisent pour se juger eux-mêmes. Ce sont des sortes d’autopunition servant d’abord à faire en sorte que moi-même, je sois moins susceptible à l’avenir, de commettre la même transgression et qui servent ensuite à montrer aux autres qu’en fait, moi aussi, j’adhère à la norme même si dans ce cas précis je l’ai transgressée.

Les enfants, dans leur prime enfance, se transforment en des personnes publiques avec leur identité propre, ils deviennent préoccupés de leur réputation publique et sont soucieux de suivre et même de faire appliquer les normes sociales, y compris pour eux-mêmes sous forme de culpabilité et de honte.

Nous ne respectons pas les normes sociales en raison des bénéfices de réciprocité et de la peur de la sanction, comme on le dit habituellement, mais aussi parce que nous attachons une grande valeur à la conformité au groupe, signe de l’identité du groupe. Le sentiment d’appartenir à un nous est une source importante tant pour notre propre respect des normes sociales que pour leur application à autrui.

Comment les êtres humains ont-ils pu, du point de vue de l’évolution, devenir si coopératif ?

« Le monde primitif de la morale… n’est pas un monde dans lequel je vous fais quelque chose ou vous me faites quelque chose, mais un monde dans lequel nous faisons quelque chose ensemble ». Christine Korsgaard.

D’après Michael Tomasello, ce n’est pas l’altruisme qui est le processus central de la coopération humaine. La star c’est le mutualisme. Mutualisme par lequel nous tirons tous les bénéfices de notre coopération mais uniquement si nous œuvrons ensemble, ce que nous pouvons appeler la collaboration.

La plupart des étapes de la collaboration humaine sont en lien avec la façon dont les individus se comportent les uns envers les autres lorsqu’il s’agit de se procurer leur pain quotidien. Pour étudier cela, analysons trois ensembles de processus :

🟡 La coordination et la communication

🟡 La tolérance et la confiance

🟡 Les normes et les institutions

Coordination et communication

Dans les activités coopératives partagées il y a déjà deux caractéristiques clefs : les participants ont un but conjoint et les participants coordonnent leurs rôles (leurs plans et sous-plans d’action), chaque rôle incluant l’aide à son partenaire, ce qui rend alors les rôles interdépendants les uns vis-à-vis des autres.
Etablir un but conjoint constitue en soi une sorte de problème de coordination et représente ainsi des formes spécifiques de communication.
En plus d’un but conjoint, une activité pleinement coopérative requiert qu’il existe une forme de division du travail et que chaque partenaire comprenne le rôle de l’autre. En résumé, la structure des activités collaboratives humaines est celle d’un but conjoint et des rôles individuels coordonnés par une attention conjointe et des perspectives individuelles. Cela permet d’obtenir des bénéfices mutuels concrets.

Tolérance et confiance

D’un point de vue évolutionnaire, en ce qui concerne la coopération, aucun progrès n’aurait pu être réalisé, entre individus en compétition, sans l’émergence de la tolérance et de la confiance. Au cours de l’évolution, les individus qui étaient moins compétitifs et plus tolérants à l’égard d’autrui, ont gagné naturellement un avantage adaptatif.

Normes et institutions

Pour compléter le « tableau » en termes d’histoire évolutionnaire, il nous faut en plus des processus qui se situent à un niveau collectif, des normes et des institutions sociales. Les humains utilisent deux types fondamentaux de normes sociales (dont certains sont hybrides) :

🟡 Des normes de coopération (parmi lesquelles les normes morales)

🟡 Des normes de conformité (parmis lesquelles les règles constitutives)

Les normes de coopération et de conformité à la fois sont cimentées par la culpabilité et la honte. Robert Boyd, anthropologue à l’UCLA, a soutenu avec une grande perspicacité que la punition et les normes transformaient les problèmes de compétition en des problèmes de coordination.

Pour terminer sur le point de vue de l’anthropologue et compléter les développements de Michael Tomasello, exposons la notion de connaissance commune que présente David Lewis. Pour qu’un élément puisse être défini comme une connaissance commune entre les agents d’un groupe, il ne suffit pas que tout le monde connaisse cet élément. Tout le monde doit le connaître (premier niveau) et tout le monde doit savoir que tout le monde le connaît (niveau deux) et ainsi de suite pour chaque étape finie. Pour qu’un genre de comportement devienne une convention au sein d’une communauté, Lewis demande qu’il soit autoappliquant (self-enforcing), d’une manière forte qui fait intervenir la connaissance commune.
Le comportement qui constitue une convention en vigueur dans une communauté doit être tel que quiconque s’en écartant pâtirait sévèrement d’avoir agi ainsi et ceci doit être une connaissance commune parmi tous les membres de la communauté. Ainsi, nul n’a de raison de dévier si d’autres ne le font pas, et tout le monde sait cela, et tout le monde sait tout cela, et ainsi de suite.

Finalement la connaissance commune est constituée par les « règles du jeu », thème déjà abordé dans le point de vue des psychologues notamment en relation avec la notion de métacommunication.

 

 

En guise de conclusion et de synthèse

L’espèce humaine est la seule à coopérer à un haut niveau d’intensité, et c’est ce qui a fait son succès. A chaque fois qu’elle fait le contraire, qu’elle s’engage dans des guerres (chaudes, froides, civiles) ; qu’elle développe des ethnocentrismes, des régionalismes, du racisme, de l’exclusion, du terrorisme, du dogmatisme (religieux ou autre), du sectarisme, ou tout simplement de l’égoïsme, elle produit des régressions, qui obèrent sa capacité à optimiser son degré de réussite (pour s’exprimer trivialement : le gâteau est plus petit à la sortie).

Ce que les anthropologues nous démontrent rejoint complètement l’analyse individuelle que mène Spinoza. A chaque fois que nous interagissons avec autrui, nous l’affectons et nous sommes affecté. Il nous appartient de l’affecter et d’être affecté en accroissant sa/notre puissance d’agir, plutôt que de
faire le contraire.

La bienveillance, en tant que concept incluant toutes les caractéristiques présentées dans cette note (compréhension, éducation, tolérance…), est un (le ?) moyen privilégié de délivrer à la fois cet optimum de coopération d’une part, et d’affect dirigé vers l’accroissement de la puissance d’agir de soi-même et d’autrui d’autre part.

Il s’ensuit que la raison d’être que nous devons trouver à la bienveillance peut être définie comme suit :

🟡 Coopérer est la voie la plus efficiente pour qu’un groupe humain réussisse en donnant le meilleur de lui-même (quels que soient ses objectifs et sa stratégie)

🟡 C’est la meilleure manière d’accomplir indirectement son propre bien individuel (en accroissant sa puissance d’agir)

🟡 C’est la règle du jeu, la norme sociale que le groupe se donne, et que partant cela devient un devoir de le respecter

Une fois cette raison d’être établie et reconnue par le groupe comme la règle du jeu, la norme sociale, la connaissance commune (choisissons la meilleure expression), il va falloir couvrir les sujets suivants (j’en oublie sûrement) :

🟡 Préciser le contenu que nous intégrons dans le concept de bienveillance (compréhension, tolérance, coopération…) et surtout les comportement et actions que cela implique

🟡 Définir ce qui n’est pas acceptable en termes de comportements et actions (et comment notre groupe gère cela)

🟡 Aligner notre groupe, dans ses différentes composantes (organisation, règles, reconnaissance de la performance, procédures, communication, promesse de marque…), par rapport au concept de bienveillance (i.e. faire disparaître celles qui ne sont pas productrices de bienveillance et ajouter celles qui le sont)

🟡 Concevoir et mettre en oeuvre une communication (cascadante) sur le thème

🟡 Concevoir et réaliser les formations collectives

🟡 Concevoir et réaliser les actions d’accompagnement individuel (travail sur soi/learning by doing/neuroplacticité…)

🟡 Définir le rôle spécifique attendu de la gouvernance (Président, DG, membres de Codir et du CDG, directeurs de périmètres et de ligne de services), les associés, les directeurs fonctionnels, les mentors, et plus globalement tous les managers. Ils ont non seulement un rôle à jouer dans la mise en oeuvre, mais peut être encore plus car ils doivent incarner le concept et être des modèles, des exemples

🟡 Relier la bienveillance avec nos valeurs CCLAIRE (peut-être qu’une « clarification » s’impose, une simplification). Est-ce que la bienveillance est au-dessus, transcende nos valeurs, qui en sont alors les vecteurs ?

Finalement, ce que nous souhaitons c’est enclencher un cercle vertueux, un processus dynamique d’influences mutuelles, entre les comportements individuels et la culture du groupe. Sans doute faudra-t-il y aller progressivement, pour laisser à la neuroplasticité le temps de faire son œuvre tant au niveau individuel que sur la conscience commune du groupe.

Jean-Luc Carpentier

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