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La faillite de la pensée managériale

Par François Dupuy, sociologue des organisations

 

Faites de banalités paresseuses, la vulgate managériale produit des pratiques surannées qui font tourner le management en rond. L’ignorance persistante des acquis des sciences sociales et la non-considération de l’intelligence des acteurs causent des ravages. A force de courir après des solutions préfabriquées, les managers oublient de se concentrer sur les problèmes.

 

 

Le management, tel qu’il est à la fois pratiqué et décrit, à travers les réseaux sociaux spécialisés en particulier, est en pleine crise, une crise d’identité, pourrait-on dire. En témoignent le nombre impressionnant d’ouvrages qui lui sont consacrés et la surabondance de conseils, de modèles et de recommandations qui saturent les dits réseaux sociaux, se proposant de « reféconder » la pensée managériale. Le livre de Fabrice Gatti, fruit d’un travail approfondi, en est un excellent exemple 1. Mais, tout excellent qu’il soit, il est noyé dans une myriade d’écrits de toutes natures, relevant parfois du bon sens, du sens commun, si l’on préfère, ce qui permet d’en souligner l’affligeante banalité. Chacun propose les cinq, six – voire plus – façons de faire ceci ou cela avec le sentiment d’apporter quelque chose de nouveau à cet art compliqué qu’est le management. Une lecture attentive de ces écrits donne parfois le vertige, tant ils illustrent à quel point leurs auteurs se perçoivent comme des précurseurs dans ce qui serait l’année zéro de la réflexion sur le management. Pour ne prendre qu’un exemple, bon nombre d’entre eux portent sur la motivation des salariés et la meilleure façon de l’obtenir en répétant – mais de façon moins convaincante – ce que le sociologue Elton Mayo avait mis en évidence dans ses travaux menés à la Western Electric dans les années 1930 2.

Ce déluge de propositions illustre certes la vitalité de l’intérêt porté au management. Mais il en souligne encore bien davantage la crise, laquelle génère un marché dans lequel s’engouffrent bon nombre de disciplines : psychologie, philosophie, sociologie, économie… avec plus ou moins de bonheur. Quelques voix s’élèvent cependant pour dénoncer la vacuité de la plupart de ces écrits et les classer dans ce que la novlangue managériale a tôt fait de qualifier de « bullshit ». Mais ces alertes sont vite balayées, tant elles ont peu de poids face à ce « totem » du management qu’est devenu le « leadership », sorte de Graal managérial que les recettes multiples et foisonnantes devraient, chacune à sa façon, permettre d’atteindre.

Nous y reviendrons. Auparavant, essayons de répondre à deux questions intimement liées : peut-on donner une définition simple de ce qu’est le management ? Pourquoi, dans l’action collective (les organisations), les « gens » font-ils ce qu’ils font ?

 

Une définition simple et opérationnelle du management

 

Les définitions du management foisonnent. Ne retenons pour le moment que celle proposée par Wikipédia : « Le management est la science sociale de la planification, de l’organisation, de la coordination et du contrôle du travail et des ressources ayant comme but d’atteindre un objectif. » Cette définition, par nature très générale, a au moins un intérêt. Elle associe les mots management et science sociale. Or, précisément, un des points fondamentaux de la critique de la litté- rature managériale, et donc de la pensée qui la produit, porte sur le fait qu’elle néglige et sans doute ignore les acquis des sciences sociales, tels ceux déjà mentionnés d’Elton Mayo. C’est en nous appuyant sur la sociologie des organisations que nous allons donner une définition plus simple et plus opérationnelle que celle qui précède. Nous dirons donc que « le management consiste à obtenir des gens (ceux dont on a la charge) qu’ils fassent ce que l’on souhaiterait qu’ils fassent ».

Observons tout d’abord que cette définition ne pré-juge en rien des moyens à utiliser pour parvenir à cette « obtention ». Nous en discuterons par la suite. Mais surtout soulignons qu’elle part d’un constat qui fait, lui, partie des acquis des sciences sociales les plus négligés à la fois par les managers eux-mêmes et par ceux qui dissertent sur la question : une organisation ne se réduit pas à une structure ou à des techniques – les fameux « outils » de management – mais est faite de ce que font les gens. En langage sociologique, on dira qu’une organisation, c’est « l’ensemble des stratégies des différents acteurs et la façon dont elles s’articulent les unes avec les autres ». Donc, derrière la simplicité de la formule proposée, il n’y a aucun simplisme, mais au contraire une grande complexité que la paresse de la pensée managériale dominante a bien du mal à accepter.

Car on en voit tout de suite une conséquence dans l’activité quotidienne des responsables (les managers). Supposés conduire le sacro-saint « changement », pour ne rien dire de sa grande sœur la « transformation », il ne s’agit plus pour eux de s’appliquer, souvent sans illusion, à jouer au Meccano avec les structures ni de changer les règles, les procé- dures et autres. Il va falloir changer « ce que font les gens », et c’est évidemment beaucoup plus compliqué et surtout beaucoup plus risqué. Car il s’agit alors de comprendre à quoi correspondent les comportements que l’on souhaite voir évoluer, et donc de répondre à la redoutable question : pourquoi les acteurs font-ils ce qu’ils font ?

 

Comprendre les comportements, trou noir de la pensée managériale

 

En la matière, c’est la psychologie qui tient le haut du pavé, même si les spécialistes n’auront pas de mal à expliquer à quel point elle est mal connue, mal comprise ou mal utilisée par les praticiens. Car, malgré ses imperfections, la psychologie est devenue au fil du temps le facteur explicatif dominant des comportements, ce qui se traduit, entre autres, par la prééminence incontestée des notions de leader et leadership. Prééminence qui conduit implicitement à n’avoir du comportement d’un acteur qu’une explication portant sur ce qu’il est en tant qu’individu, et donc à rejeter sur l’acteur lui-même l’origine de ce qu’il fait, des décisions bonnes ou mauvaises qu’il prend. Dès lors, s’il s’agit vraiment de changer une organisation et si l’on accepte la définition qui en a été donnée, on cherchera à agir sur l’acteur lui-même, indépendamment de toute autre considération, et en particulier du contexte dans lequel s’inscrit son action. Cette façon de poser la question du comportement véhicule une des plaies de la pensée managériale actuelle : la décontextualisation des comportements. C’est ainsi que l’on peut interpréter l’explosion relativement récente du coaching, vers lequel se sont spontanément dirigés un grand nombre de consultants indépendants, vite suivis par des cabinets plus importants qui ont intégré cette pratique dans leur offre. Voilà une activité dont on peut observer qu’elle est en voie de professionnalisation, ce qui, à terme, condamnera une bonne partie de ceux qui la pratiquent.

Mais pour le moment, le coaching vise avant tout à produire des « leaders ». À nouveau, on ne peut être qu’impressionné par le nombre et la diversité des solutions, des techniques, des conseils et des règles comportementales aujourd’hui proposés pour faire de celui qui, jusqu’à présent, n’était qu’un manager un bon leader. Disons-le tout net : l’immense majorité de ce qui est proposé relève souvent de la naïveté, du volontarisme et, dans le pire des cas, de la répétition à satiété d’un faux bon sens, ce « bon sens » qui souvent n’a simplement pas de sens pour ceux à qui il s’adresse. En somme, il s’agit de convaincre les impétrants que tel type de comportement est meilleur qu’un autre, un peu comme, lors de la grande vague des « valeurs de l’entreprise », il s’agissait de les persuader que leurs comportements devaient obéir à quelques règles ou objectifs respectés par tous.

Si l’on voulait utiliser une formule lapidaire, à contrecourant de la pensée dominante, on dirait que, dans l’action collective, on ne convainc jamais personne. Nous en avons un exemple parlant avec l’échec de l’immense majorité des entreprises à introduire de la transversalité dans le fonctionnement de leur organisation. Que la transversalité soit un moyen de lutter contre les silos et donc d’obtenir une bien meilleure qualité tout en réduisant les coûts, tout le monde en est « convaincu ». Quant à l’appliquer dans la vie quotidienne, c’est une bien différente question. Cela veut-il dire que les personnes concernées n’ont pas compris l’intérêt de la chose, qu’elles sont « résistantes au changement » – autre banalité du management contemporain ? Non, bien sûr. Cela signifie que, dans leur contexte actuel, ici et maintenant, faire ce qui leur est demandé leur apparaît – consciemment ou inconsciemment, peu importe – contradictoire avec le contexte dans lequel elles opèrent. On peut donc faire de la coopération une valeur cardinale de l’entreprise, organiser des sessions de formation qui démontrent sa vertu et son utilité et expliquent comment la mettre en œuvre, ça ne produira pas beaucoup de résultats.

Or, derrière ce constat qui peut choquer, il faut en convenir, se trouve un autre acquis des sciences sociales, tout aussi ignoré de la vulgate managériale : dans les organisations, les gens (les acteurs) font ce qu’ils font non parce qu’ils sont sots, mal intentionnés, mal informés, dilettantes ou autres… Ils le font parce qu’ils sont intelligents. Et pour bien nous faire comprendre, nous allons expliciter cette notion d’intelligence de l’acteur.

 

Des acteurs intelligents : solution ou problème ?

 

Observons tout d’abord que la formule peut surprendre. Le management est féru de préconceptions morales ou intellectuelles qui constituent autant de jugements sur les comportements observés : c’est bien ou c’est mal, c’est juste ou infondé, etc. Or, la notion d’intelligence de l’acteur évacue tout jugement sur les individus et ce qu’ils font, ce qui ne veut pas dire qu’elle conduit à l’acceptation de ce qu’ils produisent ni à une quelconque « bienveillance », terme vague que chacun met à la sauce qui lui convient. Cette notion signifie que tous les acteurs, quels qu’ils soient et quelle que soit leur position dans l’organisation, trouvent toujours des solutions cohérentes avec le contexte dans lequel ils se trouvent, ou, si l’on veut être plus précis, dans le contexte que leur ont créé ceux qui justement leur demandent d’agir autrement. S’effondrent soudain tous les préceptes et toutes les considérations qui, de facto, « décontextualisent » le comportement des acteurs. Dire « il faut faire comme ceci ou comme cela » parce que tel « leader » universellement reconnu l’a affirmé supposerait qu’il n’y ait aucune contradiction entre la proposition ainsi énoncée et le contexte dans lequel évolue l’acteur chargé de l’appliquer. Le résultat de cette démarche qui marque au fer rouge les approches actuelles du management est de placer les acteurs en face d’injonctions contradictoires. Plus radicalement, cela décrédibilise le message envoyé tout autant que son émetteur et contribue au phénomène, inquiétant pour les entreprises, de retrait du travail. L’exemple le plus simple qui vient à nouveau à l’esprit est celui de la coopération : dire à des acteurs qu’il faut coopérer, tout le monde l’a compris, comme nous l’avons déjà noté ; mais continuer en même temps à les rémunérer sur la base de leurs résultats individuels crée une distorsion entre le message et le contexte. Et lorsqu’une telle distorsion se fait jour, l’acteur s’adaptera toujours au contexte et fera l’impasse sur le message.

Cette approche – derrière laquelle les spécialistes auront reconnu la théorie de la rationalité limitée 3 – constitue un défi et donc un problème pour le management : elle impose de renoncer à trouver et à proposer des solutions sans avoir compris leur cohérence avec la réalité dans laquelle évoluent les acteurs. Autrement dit, pour paraphraser Michel Crozier, elle implique de renoncer à proposer des solutions sans savoir quel est le problème. Là est le cœur de la faillite de la pensée managériale : elle se veut orientée vers des solutions parce que, prétendument, là est le concret. Ce faisant, on peut lire chez les plus enflammés qu’« il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions ». Mais s’il n’y a pas de problème, alors pourquoi chercher des solutions ? En fait, pour paraphraser à nouveau Michel Crozier, le problème, c’est le problème.

Nous sommes donc partis sur une voie très différente d’une approche prescriptive de la pensée managériale que l’on retrouve pourtant chez quelques auteurs les plus lus et commentés en la matière. Lire le pavé qu’Isaac Getz et Brian M. Carney 4 consacrent à « l’entreprise libérée » laisse pensif : les principales notions de la sociologie des organisations, maintenant bien connues, telles que le pouvoir et ses fondements, les stratégies des acteurs, leur rationalité, en sont totalement absentes. Et pourtant il convient de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain : cet ouvrage, comme celui de Frédéric Laloux 5, a joué son rôle de « lanceur d’alerte » sur les impasses actuelles du management et la pensée qui les sous-tend.

 

Un investissement nécessaire dans la connaissance

 

Dès lors, on comprend que tout renouveau de cette pensée réside, d’une part, dans l’acceptation de la complexité, dont pour le moment elle se méfie, et, d’autre part, dans la nécessité de donner à la connaissance une place primordiale. Or, les acteurs qui aujourd’hui façonnent les bases du management – business schools comme grands cabinets de conseil – sont loin d’en être convaincus et s’éloignent même chaque jour un peu plus de cette impérieuse nécessité. Ce serait pourtant leur rôle, mais ils se tournent plus volontiers vers le confort des solutions que vers l’aridité de la connaissance, sans doute parce qu’ils considèrent que c’est là que se trouve le « marché ».

Heureusement, la connaissance n’est pas l’apanage de quelques scientifiques plus avertis mais « cornérisés » dans leur discipline. Le Prix Nobel d’économie Herbert Simon a bien montré que l’expérience, que tous peuvent acquérir, jointe à une observation patiente de la réalité à laquelle on fait face est une source de connaissance tout aussi efficace. La prise en compte des principaux acquis des sciences sociales et l’apprentissage de ce que peut apporter l’expérience pourraient inverser la tendance inquiétante de l’évolution du management vers un simplisme paresseux. Quelques signaux montrent que s’opère ici ou là une prise de conscience. Espérons qu’il ne s’agit pas que d’un feu de paille.

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