Retourner aux articles

Le travail – Machine à remonter le temps

Par Jean-Christophe BLONDEL, professeur de philosophie

 

Il ne faudrait pas confondre le travail, qui introduit une dimension intellectuelle, et l’emploi, qui reste souvent du domaine de l’exécution.

En 2007, on proposait au baccalauréat un sujet apparemment simple : « Que gagnons-nous à travailler ? ». Beaucoup de candidats présentèrent la réponse la plus évidente : l’argent, oubliant qu’eux-mêmes, comme élèves, n’avaient jamais été rétribués. Si une certaine confusion s’empare des lycéens, au point qu’ils proposent une réponse qui suppose qu’au quotidien ils ne travaillent pas, c’est que, comme tout le monde, ils ont tendance à assimiler presque entièrement le travail à l’emploi. Ce faisant, ils oublient précisément que ne pas être employé, ce n’est pas nécessairement n’avoir rien à faire ; que travailler, ce n’est pas forcément être employé ; qu’être employé, ce n’est pas nécessairement travailler.

Au commencement
Si nous sommes ambivalents vis-à-vis du travail, c’est parce que, très tôt, il a fallu en reconnaître simultanément les bienfaits et le caractère profondément fatigant, usant, pénible. Le travail est à ce point nécessaire que nous pourrions penser que nous y sommes condamnés. Et c’est bien ainsi que la Genèse, ce texte fondateur de bon nombre de nos représentations, semble le présenter : une punition pour la première faut commise par l’homme (3, 17). Dès lors, celui-ci ne vit plus dans une pure jouissance – qui est une satisfaction immédiate, dénuée de toute forme d’intermédiaire, sans même laisser au manque le temps d’être ressenti – et doit se nourrir à la sueur de son front, mettre ses enfants au monde dans la douleur, puisque le travail est bien aussi le nom qu’on donne à cette phase allant des premières contractions à la naissance de l’enfant.
Le travail, donc, est l’effort qui s’est glissé entre l’homme et ce dont il a besoin, ce qui rompt avec l’immédiateté propre au jardin d’Éden.

De manière assez proche, on trouve chez Karl Marx une conception très sombre du travail, qui pourrait faire passer celui-ci pour une malédiction. Il faut lire Marx parce que tant ses héritiers que les ennemis de ceux-ci s’accordent pour reconnaitre la pertinence de ses analyses. Ses Manuscrits de 1844 sont un curieux ouvrage, mélange de prise de notes et de fulgurances ; on peut y lire ceci : « Dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. » Ce qu’observe Marx, c’est que le travail est profondément aliéné et aliénant. Aliéné, parce que le travailleur n’est pas en possession de son travail. Quelqu’un d’autre que lui en tire plus de bénéfice que ce qu’il lui reverse comme salaire. Dès lors, contrairement à ce qu’on pense couramment, on perd de l’argent quand on va travailler, puisqu’on est spolié de la plus-value générée par son travail. Aliénant, le travail l’est aussi quand il contraint celui qui travaille à ne pas être lui-même. On peut penser aux employés sur les plateformes de télémarketing, à qui on demande de changer leur prénom, de gommer leur accent, de sourire au téléphone (« parce que le sourire, ça s’entend »), devant surtout prononcer des paroles dont ils n’ont pas le droit d’être les auteurs, pas plus que celui qui assemble des hamburgers dans un fast-food n’est autorisé à être véritablement cuisinier.

 

Le travail est l’effort qui s’est glissé entre l’homme et ce dont il a besoin, ce qui rompt avec l’immédiateté.

 

C’est chez Albert Camus qu’on mesure peut-être le plus les conséquences d’une telle dépossession : dans le Mythe de Sisyphe, il décrit le désespoir et l’absurdité de la routine laborieuse : « Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre de travail, repas, sommeil […], cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. » Tout commence, certes, mais tout s’achève aussi : il faut rappeler ici que la première page du Mythe de Sisyphe instaure le suicide comme seule question véritablement philosophique, et on sait combien le traintrain quotidien des mêmes tâches à effectuer peut compter dans cette décision d’en finir. On pense que l’argument « il faut bien vivre » suffira à tout faire accepter. On constate parfois qu’il n’est est rien.

Le vocabulaire lui-même ne trompe pas. On connait l’étymologie supposé du mot « travail », provenant du latin tripalium, qui désignait un instrument de torture et un appareillage de contrainte des bêtes de somme. Mais le vocabulaire du travail recèle d’autres étrangetés, comme ce mot, « débauché », qui désigne aussi bien celui qui est libéré du travail que celui qui manque à toute exigence morale. On mesure là à quel point le discours met un point d’honneur à instituer le travail comme un devoir, afin qu’on s’exécute, plutôt de force que de gré.

 

C’est donc le fait que le travail soit pénible et harassant qui justifie qu’il soit payé et qu’on valorise à ce point l’emploi.

 

C’est donc le fait que le travail soit pénible et harassant qui justifie qu’il soit payé et qu’on valorise à ce point l’emploi, conçu comme un devoir, en dévalorisant les activités effectuées par plaisir. C’est ce qui explique que, dans le débat politique, quand on cherche à démonter la valeur du travail, c’est finalement de l’emploi qu’on fait la promotion. Pourtant, nous allons voir que chacun des arguments précédents peut être remis en question.

Il faut remettre notre ouvrage sur le métier.
Reprenons la Genèse. En apparence, le travail y est décrit comme une punition. Pourtant, c’est là une lecture partielle du texte. Que se passe-t-il au juste ? Tout d’abord, il y a un interdit. Il ne faut pas manger du fruit de l’arbre qui est au cœur du jardin d’Éden. Au centre même de la jouissance, de la satisfaction immédiate et évidente, il y a quelque chose qui est ambigu. Quelque chose qu’on peut faire, mais qu’on ne doit pas faire. Ce qui se passe au moment où Eve s’entretient avec le serpent, c’est le rappel de l’interdit, qui est aussitôt remis en question. Eve doit réfléchir, elle ne sait pas quoi faire. C’est ici que ce texte devient fascinant, car il nous fait saisir que, avant même de goûter ce fruit, Eve est déjà au travail. Elle pense ce qu’elle va faire car elle doit résoudre une difficulté. Elle doit devenir auteure de son action. Et par son acte, elle conçoit l’humanité tout entière, qu’elle met au monde. D’ailleurs, quelques versets plus loin, ce qu’on reprochera à Adam, c’est avant tout d’avoir écouté Eve, c’est-à-dire de n’avoir pas réfléchi comme elle l’a fait. Et ce dont l’intuition dans le Genèse, Marx va nous aider à le préciser.

Car pour Marx, le travail ne se réduit ni à sa pénibilité ni à son caractère aliénant. Il est aussi ce qui permet de distinguer l’homme des autres espèces. Car, après tout, l’homme n’est pas seul à transformer le monde. Les animaux, comme le castor construisant son barrage, eux aussi laissent des empreintes. Pourtant, dans le premier tome de son ouvrage majeur, Le Capital, Marx effectue cette distinction : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à cette du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ces cellules l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. » Ainsi, si l’homme se distingue des autres animaux, c’est par son aptitude à effectuer des actes qui donnent à la nature une forme qui est conçue par lui-même, ce dont les animaux ne sont a priori pas capables.

Nous avons atteint ici un point crucial : le travail peut bel et bien être humanisant, et on peut a priori dire la même chose de l’emploi – à un détail près cependant, et c’est un détail qui change tout : si l’emploi réclame de l’employé qu’il exécute des tâches sans jamais pouvoir concevoir ce qu’il fait, alors ce n’est pas une travail au sens plein du terme, et l’activité proposée, le réduisant à n’être qu’exécutant, le déshumanise, puisqu’elle le prive d’une activité dans laquelle il aurait pu se reconnaitre.

Si on examine la question des rémunérations, on s’aperçoit que, là aussi, les choses sont mal faites, puisqu’elles sont conçues à l’envers. D’un côté, il y a des emplois qui sont vraiment un travail, c’est-à-dire des activités qui sont conçues par ceux qui les mettent en œuvre. Ces emplois reçoivent deux gratifications : le salaire et la satisfaction de s’accomplir dans ce qu’on fait. De l’autre, il y a les emplois rébarbatifs, répétitifs, mécaniques, tels que les mettait en scène Charlie Chaplin dans Les Temps modernes. Ce sont les emplois les moins bien rémunérés, et on y paie de sa personne.
On devrait, en fait, instaurer une prime à la déshumanisation au travail. Mais nous ne le faisons pas parce que le simple fait de pouvoir participer un tant soit peu à la consommation est censé être une compensation suffisante à l’effort consenti « au travail », oubliant que consommer ne suffit pas, qu’on est aussi en droit d’être l’auteur de quelque chose, ce qui réclame d’en avoir le temps.

Le temps libre est-il du temps perdu ?
On peut tout à fait concevoir qu’on exécute pendant un certain temps une activité automatique, puisqu’on se consacre à une activité libre dans laquelle on s’épanouira. L’Antiquité considérait ainsi que le temps libre des citoyens devait être réservé à des activités échappant à la production des biens de consommation, comme la science, la rhétorique, l’art, la politique. On comprend alors que l’écolier puisse travailler sans pour autant être payé pour cela : ce que nous appelons aujourd’hui « loisir », ce temps libre, les Grecs l’appelait skholé. Le mot « école » est l’héritier de cette tradition, et le temps des études est donc par excellence le temps libre, c’est-à-dire le temps réservé à une activité dont on est soi-même bénéficiaire.
La consommation, elle, est le contraire du temps libre tel que nos antiques ancêtres le concevaient. Consommer ne nécessite aucune conception préalable, et ce d’autant moins quand nous obéissons aux injonctions publicitaires. Il n’y a aucun accomplissement personnel à consommer, puisqu’en réalité il n’en restera qu’un tas toujours plus immense d’ordures. On comprend mieux pourquoi dans l’Antiquité la sphère de la consommation, des échanges, du négoce était réservée aux esclaves. Le citoyen libre, lui, s’en tenait soigneusement à l’écart. La société de consommation et donc moins celle du loisir que celle du divertissement. On ne s’y constitue pas, on s’y consume en consommant. C’est par ruse que la consommation paraît plus libre que la production. En fait, il n’en est rien : nous devons, de gré ou de force, consommer à la hauteur de ce qui est produit.

 

On perd son temps libre dès lors qu’on ne fait rien donc on puisse ensuite se reconnaitre l’auteur.

 

On perd donc son temps libre dès lors qu’on ne fait rien dont on puisse ensuite se reconnaitre l’auteur. S’il fallait donner un mot à cette façon de travailler par soi-même, il faudrait utiliser le verbe « œuvrer ». On comprendrait alors sous une lumière nouvelle ce qu’est, dans le fond, l’ouvrier, qui ne peut pas être un simple exécutant, et ce que sont les jours ouvrés, qui désignaient, du temps où cette expression avait un sens, non pas les jours d’ouverture des magasins, mais les jours où les travailleurs pouvaient encore se consacrer à leur ouvrage. Autant d’expressions dont on comprend en lisant Marx en quoi une certaine conception de la production a contribué à faire oublier le sens véritable.

Paradoxalement, on mesure à quel point aujourd’hui nous devrions appeler « ouvrés » les jours où nous ne sommes pas employés. Et on comprend l’importance de l’existence de ces jours inoccupés : œuvrer réellement réclame qu’on y consacre un temps que ni les centres commerciaux ni la plupart des emplois n’accordent.

Refuser l’emploi du temps
L’emploi n’est pas le travail, il n’est qu’une des multiples formes selon lesquelles on l’organise, comme le fut l’esclavage, comme le fut le servage, comme le devient l’autoentreprenariat. L’emploi est la structure assurant à des employeurs de pouvoir bénéficier – c’est le mot – de l’effort de leurs employés. Et si on peut se féliciter du fait que, tout de même, l’employeur garantit à son employé les moyens de sa subsistance, il ne faudrait pas oublier que par le passé le prix du travail de l’esclave et du sert était aussi leur vie même, et la possibilité de la poursuivre.
Ce qui caractérise manifestement la difficulté actuelle du travail, c’est que ce n’est pas le travail qui est dur, ce sont les conditions dans lesquelles on l’exerce. Il faut se faire à cette idée qu’un temps indéfiniment noyé par le cycle absurde de la production et de la consommation de marchandises et de services ne permet pas à l’être humain de se développer comme tel. L’enjeu majeur consiste donc à retrouver un temps qu’on puisse consacrer à une activité telle que, en faisant, on se fasse aussi soi-même. Si une telle activité peut porter le noble nom de travail, on comprend alors que, pour la majeure partie des employés, la baisse du temps d’emploi est, de fait, une augmentation du temps de travail, et on mesure à quel point la question du partage entre tous de l’emploi est cruciale, puisqu’il faut en décharger les uns pour répartir cette charge sur les autres. De même, on peut penser qu’il faut assurer à tous un revenu permettant d’abolir le principe, hérité de l’esclavage, selon lequel il faut gagner sa vie. on n’a pas encore mesuré les richesses qui se cachent derrière une telle libération ; la reconnaissance de l’attention portée à ses enfants comme un temps devant être sanctuarisé, le droit pour chacun d’avoir une activité non marchande dans laquelle on puisse être soi-même, le droit de ne pas devoir chaque soir s’avachir par épuisement devant la télévision, de pouvoir être disponible pour être, aussi, spectateur de ce que les autres font, de leur être attentif, de pouvoir être reconnu pour ce qu’on fait, même quand ça ne se vend pas, peut-être aussi parce qu’on ne le vend pas. Ce que l’emploi a démonté en nous, le travail permettra de le remonter.

 

Article tiré du magazine L’Éléphant.

Retourner aux articles

Partager

Partager