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L’estime de soi, un besoin fondamental

Un dossier de Sciences Humaines, à retrouver en cliquant ici.

 

L’estime de soi joue un rôle essentiel dans nos vies.

De l’enfance à l’âge adulte, elle nous motive, elle nous donner envie de relever des défis personnels et professionnels, de rencontrer de nouvelles personnes, de nous ouvrir aux autres et au monde. En commençant par s’apprécier, on peut vivre en paix avec soi-même, mettre un mouchoir sur ses démons intérieurs, sans douter de soi ou avoir peur du regard de l’autre.

 

Ce rôle essentiel, pour notre développement personnel comme pour la vie en collectivité, a été mis en avant par des psychologues et des philosophes dès la fin du 19ème siècle. Dans la seconde moitié du 20ème siècle, les psychosociologues ont affiné la connaissance de cette composante essentielle de la personnalité. Depuis, les recherches n’en finissent plus de dénouer les fils qui tissent une bonne estime de soi de la plus tendre enfance, avec les premiers liens d’attachement, jusqu’à l’âge avancé ; au travail, à l’école, en famille, à travers les loisirs… Elles montrent aussi qu’un excès ou un déficit d’estime de soi peut conduire à des troubles psychologiques comme le narcissisme ou la dépression, voire le trouble bipolaire.

On ne naît pas avec une estime de soi déterminée : celle-ci se cultive, se développe et s’entretient continuellement grâce à l’amour et au soutien que l’entourage peut apporter. C’est un équilibre fragile entre l’image que l’on a de soi et le regard que renvoient les autres. Une tension constante qui peut être remise en question à chaque épreuve de la vie. Elle n’en demeure pas moins un besoin fondamental pour l’épanouissement de chacune et de chacun.

 

Les métamorphoses d’une notion

De l’amour propre décrié par les philosophes à la confiance en soi célébrée par les psychologues, le regard porté sur l’estime de soi a changé au fil des siècles.

L’estime de soi est une composante essentielle de la personnalité. C’est la façon dont une personne se perçoit, s’attribue une certaine valeur et ce qu’elle ressent à propos d’elle-même. On distingue l’estime de soi globale et l’estime de soi réactionnelle.

L’estime de soi globale désigne l’affection que l’on se porte en général. Celle-ci serait relativement constante dans le temps, à l’âge adulte tout du moins.

L’estime de soi réactionnelle est liée à des évènements positifs ou négatifs. Ainsi, la perte d’un emploi ou une rupture peuvent être des évènements menaçant notre estime de soi, alors qu’une réussite peut la « booster ». Certains auteurs arguent néanmoins que les réactions aux évènements ne sont que le reflet de notre estime de soi globale, et non une forme d’estime de soi à part entière.

L’architecture générale du concept est devenue aujourd’hui relativement consensuelle (encadré) et les travaux de recherche, très nombreux, ne cessent de montrer l’impact de l’estime de soi : sur les maladies mentales, pour faire face à la compétitivité croissance dans nos sociétés, pour se sentir compétence ou encore pour notre développement personnel. Comment en est-on arrivé là ?

« Connais-toi toi-même ! » Avant même de se pencher sur la question de l’estime de soi, les penseurs se sont d’abord intéressés à la connaissance que les individus ont d’eux-mêmes. L’intérêt pour cette exploration de soi remonte à l’origine de la philosophie occidentale. La démarche maïeutique développée par Socrate au 5ème siècle avant J-C. vise la connaissance de soi, sans chercher à s’apprécier, s’estimer. A travers un questionnement systématique et rigoureux, elle a pour objectif de révéler l’humain à lui-même. La connaissance de nous-mêmes est alors une forme de sagesse.

 

 

Orgueil, pouvoir et vanité

Platon est sans doute l’un des premiers philosophes à avoir abordé cette question de l’estime de soi. Poursuivant l’objectif de mieux connaître l’humain, il présente l’âme comme un comportant trois niveaux. Thumos est la partie « intermédiaire » entre la raison (logistikon) et le désir (epithumia), elle partage la fonction cognitive de la raison et le caractère spontané et violent du désir. Dans certains écrits, Platon décrit ce niveau intermédiaire comme le lieu où l’individu peut sentir l’impulsion compétitive de se distinguer des autres, d’accomplir quelque chose de notable dans le contexte d’une société et de son schéma de valeurs. L’individu peut aussi éprouver de la fierté envers lui-même et ses accomplissements dans la mesure de ses succès et, enfin, rechercher l’estime des personnes qu’il apprécie. Pour Platon, l’estime de soi passe donc par l’action, par les accomplissements. Il considère la volonté d’avoir une bonne estime de soi comme un moteur du comportement humain.

Noble quête ou vulgaire vanité ? Aristote adopte une perspective plus nuancée : il distingue le vrai amour soi – en tant que la recherche de la vertu et du développement de son potentiel humain – de l’amour de soi « vulgaire », en tant que passion désordonnée. La poursuite du bonheur requiert alors une activité vertueuse et éthique. Même si l’amour de soi d’Aristote ne correspond pas aux conceptions actuelles de l’estime de soi, le concept inclut déjà l’idée d’un processus qui se joue en miroir, au sein duquel la réalité de l’autre entre en jeu et qui conduit à un contenu de bien qui, par son essence, est accessible à tous. Par l’amour vrai de soi se construit le « bien commun » et le respect de ses semblables.

Avec le christianisme, l’amour vrai de soi devient de l’orgueil, et l’orgueil, est l’un des péchés capitaux. Cette philosophie insuffla une perspective de la condition humaine qui se poursuivit à travers le Moyen Âge : l’injonction de mener une vie simple et humble. Ainsi, pour les philosophes chrétiens, l’estime de soi participe à la vanité et à la perversion. Une philosophie bien en contraste avec les conflits de pouvoirs qui marquèrent cette époque ainsi qu’avec les inégalités fondamentales qui y caractérisèrent la société en termes de privilèges, de positions et de statuts. Aussi certains auteurs considèrent qu’il n’existe pas vraiment de dichotomie entre le culte de soi, moderne et la position dominante jusqu’au 16ème siècle : la glorification de l’humilité n’y était qu’un mythe où les uns pouvaient être fiers d’eux-mêmes et d’autres étaient de façon légitime rabaissés, et les fondations de notre gestion émotionnelle – basées sur le maintien d’une vue positive de nous-mêmes – se sont simplement vues progressivement légitimées.

Il y a toutefois des exceptions. Certains philosophes du 16ème siècle, comme Montaigne (1533-1592), vantent les mérites de maintenir une image positive de soi. Le sommet de la connaissance humaine est, selon lui, de connaître et de comprendre l’amitié que nous nous devons à nous-mêmes.

Les philosophes du 17ème siècle reprennent et étendent la pensée d’Aristote sur l’amour de soi en développant la notion d’amour-propre. L’amour-propre, ce sentiment de dignité et de valeur personnelle, produit l’orgueil ou la honte (l’excès ou le défaut d’estime de soi). Selon eux, ce contentement de soi repose en grande partie sur l’opinion réelle ou imaginaire des autres.

Blaise Pascal (1623-1662) oppose l’amour de soi et l’amour-propre et dénonce le passage d’un amour naturel (amour de soi) à la perte de celui pour Dieu qu’il nomme amour-propre. François de La Rochefoucauld (1613-1680) se détache du domaine du divin pour constater que « l’amour-propre est l’expression d’un amour de soi pollué systématiquement chez les gens honorables par la prise en compte du regard d’autrui ». Pour lui, c’est la « domination qui domine ». Une idée qui se retrouve aussi chez Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), pour qui l’amour-propre « est un paradis perdu » et la source d’un ml toujours susceptible de dégénérer en luttes de pouvoirs.

Pour René Descartes (1596-1650), nous devons nous estimer, mais pas au regard de notre statuts ou de nos pouvoirs. Nous devons le faire au nom de notre capacité universelle à penser et user de notre libre arbitre. Là encore toutefois, les distinctions s’imposent : s’estimer « utile » – pour maintenir une certaine forme de contrôle sur nos passions -, sans développer un contentement de soi – qui indique que les humains sont devenus esclaves de leurs désirs.

 

 

Amour de soi et amour-propre

La connotation négative, sinon prudente, de l’amour-propre se poursuivra encore au 18ème siècle. Ainsi, par exemple, David Hume (1711-1776) estime que l’amour-propre est naturel à l’humain. Il développe une théorie de l’esprit selon laquelle les distinctions entre la moralité et l’amoralité dérivent des sentiments d’approbation ou de désapprobation de ceux qui contemplent le caractère ou les actions d’un individu. Dès lors, il appuie l’idée qu’une vanité excessive sera désapprouvé par ces spectateurs et jugée comme un vice, là où une estime de soi bien fondée (sur une bonne connaissance de ses forces) et discrète (gardée poliment) peut être approuvée en tant que vertu.

Emmanuel Kant (1724-1804) inscrit l’estime de soi dans le champ de la morale : c’est le fait d’estimer sa propre valeur, non pas au regard de la valeur des autres, mais au regard des standards de la loi morale. L’appréciation de noter valeur se doit d’être juste et impartiale, basée sur nos actes, de façon continue.

Elle implique le devoir de respecter la dignité humaine chez soi (de refuser sa propre aliénation) et chez son prochain (de faire preuve de respect envers ses semblables).

 

La mesure du succès

Le tournant s’opère réellement vers la fin du 19ème siècle. Avec l’émergence des théories psychologiques, les penseurs de l’humain reconnaissant que le regard positif que l’on se porte est l’une des motivations fondamentales qui guident le comportement. Le terme « estime de soi » apparaît en tant que tel dans l’ouvrage The Principles of Psychology, écrit par William James en 1890. L’auteur y réfère au regard positif qu’un individu peut porter sur lui-même dans la condition où il rencontre voire dépasse des objectifs importants dans sa vie. Plus une personne entretient des prétentions importantes, sans forcément réussir à les combler, plus elle risque de porter sur elle-même un regard négatif. L’estime de soi est alors vue comme une sorte de « ration entre le succès et les prétentions ». W.James fait de l’estime de soi une notion centrale dans son ouvrage, qui y fait références à de nombreuses reprises.

Au début du 20ème siècle, les sociologues Charles Cooley et George Mead insistent davantage sur la dimension sociale et collective de l’estime de soi : l’image et l’appréciation de soi se construisent au regard de celles que les autres ont de nous. Les recherches sur l’estime de soi se multiplient de façon exponentielle au cours de la seconde moitié du 20ème siècle : plus de 73000 articles sont publiés sur les sujets entre 1947 et 2020 sur Pubmed. Les modèles théoriques continuent de s’affiner pour comprendre les facettes et les imbrications de ce concept devenu fondamental.

En 1962, Abraham Maslow développe sa fameuse pyramide des besoins, née d’une observation éthologique et sociologique. Dans celle-ci, il considère les besoins d’estime de soi et de reconnaissance de la part des autres comme faisant partie des plus importants pour l’accomplissement personnel, aux côtés de la satisfaction des besoins physiologiques (se nourrir, se reposer…), des besoins de sécurité et des besoins d’appartenance (se sentir aimé…). Comme souvent, c’est la mise à disposition d’instruments de mesure qui a permis de propulser le concept au rang de thématique de recherche à part entière, notamment à travers l’échelle d’estime de soi du psychologue Morris Rosenberg, publiée en 1965, qui permet d’évaluer le degré d’appréciation de soi par un individu.

A partir des années 1970, le psychologue Albert Bandura évoque le sentiment d’efficacité personnelle, à la base de la motivation, du bien-être et des accomplissements de l’être humain. Ce sentiment, se nourrit de plusieurs sources : les expériences de succès (qui doivent toutefois impliquer des obstacles et des revers pour renforcer les croyances sur ses propres capacités), les expériences vicariantes fournies par les modèles sociaux (le fait de se voir « renforcé verbalement » au sujet de nos compétences), et en le « travaillant » de façon délibérée (par exemple à travers la gestion du stress). Le lien avec l’estime de soi est évident.

 

 

Réinvestissement et ascension

Dans les années 1970-1980, des expériences mettent des individus lambda face à des succès ou des échecs. Elles permettent d’observer que ceux-ci ont tendance à expliquer leur succès par des facteurs internes et leurs échecs par des raisons externes/contextuelles.

Ce biais dit d’autocomplaisance sert essentiellement à garder la face devant les autres. Des chercheurs tels que Jeff Greenberg ou Ernest Becker montrent aussi le rôle protecteur de l’estime de soi.

Chez le jeune enfant, ce sont les éducateurs, en particulier les parents, qui définissent ce qui est bien ou mal, et pour anticiper les réactions parentales, l’enfant internalise ces standards du bien et du mal. Il finit par associer le fait de bien se comporter avec la sécurité (les parents approuvent) et celui de mal se comporter avec l’anxiété (les parents s’opposent, ce qui stresse l’enfant). Plus l’individu se développe, plus il s’aperçoit des menaces possibles, de ses vulnérabilités et de son caractère fini. Il réinvestirait alors son sentiment de sécurité dans sa capacité à être digne d’une valeur orale (par exemple religieuse) ou symbolique (à travers des rôles sociaux, des succès, de la philanthropie, etc.). L’estime de soi serait protectrice car c’est un sas de décompression pour l’anxiété et elle est porteuse d’un sens à nos vies.

 

Et si l’estime de soi dépendait aussi de l’état de notre société ? Selon Axel Honneth, par exemple, une société qui fonctionne bien est « une société dont l’environnement social, culturel ou politique permet aux individus de développer une identité autonome ou une relation positive à soi-même », cette société devant permettre l’autoréalisation individuelle (Philosophie magazine, 2006). Dans La Lutte pour la reconnaissance (1992), il développe une théorie dans laquelle les luttes et conflits sont les conséquences d’expériences subjectives naissant du non-respect des attentes de reconnaissance. Le mépris suscite la honte ou la colère, alors que le déni de reconnaissance est vécu, comme une injustice. Ainsi, estime de soi, reconnaissance et injustice sociale seraient profondément intriquées.

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